Alors que la conversation battait son plein et que l'épineuse question de la culpabilité présumée de DSK revenait une fois de plus sur le tapis, Béatrice leva son verre et annonça un toast. Sans vraiment savoir quel en serait l'objet, nous l'imitons tous et dressons fièrement nos pintes de bières.
« À ce con de recruteur !
- À ce con ! firent tous les autres en cœur alors que je restais, seul, interloqué par l'incongruité de ce toast.
- Et bien, commençais-je, que vaut autant d'animosité envers les êtres de mon espèce ? Je croyais avoir réussi au fil de nos différentes rencontres dans ce bar miteux à redorer le blason des RH.
- Tu n'as rien réussi du tout, intervint Louise, tu n'as fait que confirmer tout ce que nous pensions des RH.
- Je suis choqué par de tels propos !
- Pas autant que nous quand tu nous racontes en te marrant tes histoires de boulot, rétorqua Karim d'un ton amusé. Vous autres, les RH, vous ne faites pas partie du même monde que nous, vous êtes … à part.
- Soit, je vois que mon œuvre de réhabilitation des RH n'est pas achevée...
- Loin de là !
- Mais quoi qu'il en soit, donnons une chance à Béatrice d'expliquer le fond de sa pensée.
- Le fond de ma pensée est clair, ce recruteur était un con.
- Allez, donne-nous des détails ! »
Béatrice finit le fond de son verre et se lança :
« - J'ai eu un entretien cet après-midi pour travailler pendant deux semaines dans le service courrier d'une grosse société de conseil. Le job consistait à de la mise sous pli toute bête mais j'ai quand même eu le droit à un entretien d'embauche en bonne et due forme, une heure au bas mot.
- Quel genre de question peut-on poser à un candidat pour ce type de poste ? s'étonna Louise. Je veux dire, je ne remets pas du tout en cause les qualités ou les compétences nécessaires pour ce job mais je me demande quand même ce que ce recruteur pouvait bien vouloir évaluer. La coordination de tes mouvements ? Ta motivation ?
- Ma motivation ? Deux semaines dans un service courrier à lécher des timbres et des enveloppes ?
- J'ai eu un boulot qui me demandait les mêmes compétences une fois, fit savoir Quentin, mais c'était sur le tournage du film « Le lit de braise d'Ericka bouche de feu II ».
- Ton plus grand chef-d'œuvre probablement. Qu'est-ce qu'il t'a posé comme question alors ?
- Oh, tout l'habituel : parlez-moi de votre parcours, des vos études, de vos précédents jobs, de votre motivation pour ce poste...
- La thune.
- L'épanouissement personnel.
- La sensation inégalable du contact de ta langue sur les bandes collantes des enveloppes en papier kraft.
- Enrichir ton CV »
Cette dernière proposition apportée par votre humble serviteur fut celle qui rapporta le plus de suffrages, elle fut dignement saluer par le tintement cristallin des pintes de bière.
« - Sérieusement, Edouard, toi qui travailles dans les RH, tu ne trouves pas ça un peu exagéré de poser autant de question pour une petite mission d'intérim de deux semaines ? Surtout sur une mission aussi facile ? »
En fait, il y a plein de raisons qui peuvent pousser un recruteur à vous cuisiner, la première d'entre elles étant qu'il en a le temps.
Louise a raison sur un point, il n'est pas nécessaire d'évaluer les compétences ou la motivation de quelqu'un pendant des heures pour prendre une décision parfois aussi simple, une décision qui ne repose peut-être même que sur un seul point : vous êtes le seul candidat que l'agence d'intérim ait envoyé et, sincèrement, que ce soit vous ou le pécore du coin qui ait le job, on n'en a un peu rien à battre.
Et pourtant, les RH le font, ils vous cuisinent, ils veulent tout savoir de vous, de votre carrière, de vos valeurs... Ils ont l'obligation de savoir qui ils ont en face d'eux avant de vous confier la plus grande des responsabilités qui soit : travailler pour leur entreprise!
Bien sûr, l'entretien d'embauche et la décision qui en découle peut varier en fonction du recruteur que vous aurez en face de vous :
le recruteur inexpérimenté, tout juste sorti de la fac ou parfois encore en stage, celui qui tremble et qui a les mains moites, celui qui ose vous demander en fin d'entretien si vous l'avez trouvé crédible en tant que recruteur (après tout, vous avez peut-être fait plus d'entretien que lui). Celui-là, il a dû vous faire bien marrer, vous avez pu le retourner comme une crêpe et éluder toutes ses questions trop directes pour être déstabilisantes. Le poste est à portée de main.
Le vieux de la vieille, celui à qui on ne la fait pas, celui qui a roulé sa bosse et qui est capable de vous juger en moins de cinq minutes, celui pour qui une poignée de main suffit pour juger le potentiel. Celui-là vous a peut-être agacé dans un premier temps mais en fin de compte, il vous a doucement fait rigoler avec ses chaussettes rouges pétantes, sa cravate tachée de gras et son nez veiné d'alcoolique, n'est-ce pas ? Quand, au lieu de vous poser des questions sur vos précédents jobs il s'obstinait à vouloir savoir ce que faisaient vos parents et si vous aviez des frères et sœurs, vous ne deviez penser qu'à une chose : comme il doit être lourdingue au quotidien, vous étiez même sûr que cette espèce de vieille baderne ne s'était jamais rendue compte que sa mutation aux RH avait été un moyen pour sa direction de le mettre au placard.
L'empathique compatissant, celui qui, se sentant investi d'une mission de psychothérapeute, vous pousse à lui faire part de vos ressentis les plus profonds sur vos expériences passées et qui veut avoir votre vision métaphysique sur le monde du travail. Vous qui n'étiez là que pour trouver un moyen de gagner honnêtement (enfin dans la plupart des cas) votre pitance, vous vous retrouvez avec un analyste à la gomme qui vous a presque proposé de convenir d'un entretien hebdomadaire afin de régler votre complexe d'œdipe professionnel.
Le débordé, celui qui travaille à la chaîne, l'ouvrier taylorien du recrutement (cas assez rare dans les RH, j'en conviens, nous ne sommes pas réputés pour être les travailleurs les plus acharnés), ses questions sont plutôt automatiques et son discours bien trop monotone à force d'être répété. Visiblement, il a rencontré une vingtaine de candidat comme vous la semaine précédente et il en rencontrera vingt de plus la semaine suivante. Celui-là, autant vous le dire tout de suite, il ne se souviendra pas de vous, vous n'êtes qu'une goutte d'eau dans un océan et votre histoire sera irrémédiablement mêlée à celle d'un candidat qui avait la mal-chance d'avoir la même coupe de cheveux que vous. Sur un malentendu, il pourra peut-être même vous embaucher. Qu'elle ne sera pas sa surprise quand il se rendra compte qu'il n'a pas pris la personne qu'il croyait.
Le blasé, des comme vous, il en a trop vu et, à vrai dire, il s'en fout éperdument. Celui-là, c'est votre chance : il suffit d'avoir l'air sympathique et pas trop con pour qu'il n'aille pas chercher plus loin, le poste sera pour vous ! Afin d'éviter tout effort inutile, il sera même prêt à vous donner le salaire exorbitant que vous demandez, uniquement pour ne pas avoir à négocier avec vous et risquer de reprendre toute sa recherche à zéro.
L'hypervendeur, celui qui vous fera la danse du ventre durant les dix premières minutes de l'entretien, celui qui, sans aucune vergogne, vous promettra une prime annuelle de 50%, un intéressement équivalent à 6 mois de salaire, une carrière assurément flamboyante et un CE plus important que celui d'EDF. Celui-là, de deux choses l'une :
Soit vous êtes le seul candidat qu'il ait et alors vous avez les moyens de le faire casquer et d'augmenter de 10 à 20 K€ votre fourchette de rémunération, vous tenez la sucette par le bâton !
Soit vous êtes le seul candidat assez fou pour accepter le poste : piège ! fuyez !
Cette liste est loin d'être exhaustive et je pense bien l'agrémenter de quelques autres archétypes des RH au fil du temps mais je sais déjà qu'avec celle-ci, vous penserez à moi à chacun de vos entretiens d'embauche : vous vous demanderez dans quelle catégorie peut bien entrer l'espèce de pignouf en costard cravate qui vous harcèle de questions débiles.
Moi, le pire entretien de recrutement que j'ai eu, c'était face à une femme d'une trentaine d'année, enceinte jusqu'aux dents. Croyez-le ou non, la voir se caresser le ventre tout le long de l'entretien m'a sérieusement perturbé, j'avais un peu l'impression d'être de trop dans cette pièce, d'être un élément perturbateur dans cette relation filiale qui se créait sous mes yeux. Ajoutez à cela un sourire béat, un sursaut quand le bébé s'est mis à bougé (j'ai même eu la chance de voir le ventre se déformer sous la pression vigoureuse du pied du fœtus) et une pause pipi intempestive probablement due à une vessie comprimée, j'étais aux anges.
Pendant sa longue escapade aux toilettes, je me suis mis à imaginer ma réaction si les premières contractions se déclaraient pendant l'entretien. Si nous avions été dans un film américain, je l'aurais accompagné dans l'ambulance, je lui aurais tenu la main et épongé le front pendant que son nourrisson se frayait un passage vers la lumière et nous aurions probablement fini par nous marier. Si nous avions été dans un film norvégien, elle aurait accouché à même la moquette grise de ce petit bureau sordide et j'aurais été obligé de couper le cordon ombilicale avec son coupe papier rouillé.
A la fin de l'entretien, quand elle m'a raccompagné vers la sortie et qu'elle m'a tendu la main pour me saluer, je n'avais qu'une envie c'était de jouer du tam-tam sur son gros ventre rebondi (c'est un fantasme assez étrange que je n'arrive toujours pas à m'expliquer), je me demande encore si ça aurait détendu l'atmosphère, peut-être même que j'aurais eu le job !
Je crois qu'en fait, je ne m'étais pas attendu à ce que l'on me jette à la figure tant d'informations personnelles sur mon recruteur, j'aurais nettement préféré qu'elle reste pour moi un rouage aussi anonyme que possible du processus de recrutement. Je n'étais pas là pour apprendre des choses sur elle mais pour l'inverse. Ne nous trompons pas, je peux tout à fait concevoir qu'une entreprise ne cache pas ses collaboratrices enceintes durant 9 mois sous prétexte que leur grossesse peut choquer la sensibilité de certains. Néanmoins, je persiste à penser qu'un bon recruteur doit être capable d'effacer sa propre identité face à son candidat : puisqu'il est sensé partir d'une page vierge et éviter tout apriori sur cette personne, peut-être serait-il également opportun qu'il se présente le plus vierge possible lui aussi en entretien (étant donné le palmarès sexuel de ma collègue Patricia, il me semble difficile pour elle d'accomplir une telle prouesse !).
Pour en finir avec ce « con de recruteur » que nous blâmons quand il ne nous recrute pas mais que nous bénissons tous quand il nous rappelle enfin, sachez que Béatrice n'a pas eu le poste. La raison invoquée a été le manque de motivation réelle pour la mission proposée. Béatrice s'en est évidemment remise, elle est comme les cafards, elle a la peau dure. Et puis, avec le recul, elle a fini par se dire que rencontrer un con de plus lors de sa sempiternelle recherche d'emploi lui aura au moins servi d'entrainement, qu'elle saura sûrement se montrer plus convaincante la prochaine fois qu'on lui demandera pourquoi elle souhaite éperdument coller des timbres sur des enveloppes.