Louise est selon moi une collaboratrice modèle, impliquée et professionnelle en toute situation. D'humeur égale, je pense bien que ses différents managers n'ont jamais eu à se plaindre d'elle, au contraire.
Et pourtant, en la voyant arriver de soir-là dans notre troquet habituel, j'ai tout de suite vu que quelque chose la tracassait et que, œil de RH oblige, cela concernait son travail. Sans un mot de plus que les habituelles salutations, elle s'installa à coté de Karim et commanda un soda sans sucre.
« - Et bien Louise, lui demandais-je, que se passe-t-il ?
- Rien, rien du tout.
- Raconte, tu verras ça te fera du bien.
- Ben, je ne sais pas trop en fait, c'est quelque chose que m'a dit mon chef ce matin.
- Qu'est-ce qu'il t'a dit ? l'encouragea Béatrice.
- Ce n'est pas trop ce qu'il m'a dit, mais plutôt la façon dont il me l'a dit. J'étais en train de rédiger une lettre de relance pour un de nos clients norvégiens quand il m'a demandé de venir dans son bureau. Là, il me dit de m'assoir et me demande tout d'un coup comment j'envisageais mon évolution au sein de l'entreprise.
- C'est plutôt sympathique.
- Qu'est-ce que tu as répondu ?
- Mais que tout allait bien, continua Louise, que j'étais tout à fait intégrée dans l'équipe et que j'aimais ce que ce je faisais et donc que je ne souhaitais pas forcément changer de poste.
- Et ?
- Et alors il a insisté, il m'a demandé si je n'avais jamais réfléchi à bouger, si je m'étais rapprochée des RH pour parler mobilité. A un moment, il m'a carrément sorti une offre d'emploi pour laquelle mon profil correspondait parfaitement. Je me suis sentie si mal à l'aise, j'ai eu l'impression qu'il voulait se débarrasser de moi.
- A-t-il des raisons d'être mécontent de ton travail ?
- Non, il me répète tout le temps que je suis le meilleur élément de son équipe.
- Bon, ce n'est pas bien grave, conclus-je.
- C'est bien vrai docteur RH ? demanda Béatrice en rigolant, elle n'est pas condamnée ? »
En fait, Louise est loin d'être condamnée, elle a juste été reçue par un manager nouvelle génération, un manager qui prend soin de ses collaborateurs et qui souhaite inscrire leur relation dans un cadre un peu plus large que la simple exécution de la charge de travail quotidienne. Bon, l'entrée en matière et l'insistance qu'il y a mis étaient peut-être déplacées ou mal-interprétées par Louise mais l'intention est plus que louable.
La maladresse du manager de Louise a créé beaucoup d'inquiétudes pour rien, elle a réveillé en mon amie cette peur primaire qui fermente discrètement dans l'inconscient de tout employé : « mon boss veut se débarrasser de moi ». C'est une peur si solidement ancrée en nous que, inconsciemment, nous sommes prêts à interpréter le moindre petit signe et à mordre celui ou celle qui oserait en être la source. Peu d'employés se sentent suffisamment sûrs d'eux pour ignorer cette crainte ancestrale.
Peut-être que cette peur est liée au marché de l'emploi difficile en France depuis tant d'années. Peut-être est-ce dû à toutes ces histoires que nous entendons sur ces employés modèles licenciés manu militari après de nombreuses années de bons et loyaux services. L'histoire à de quoi rendre craintif les collaborateurs...
Moi, je pense qu'on peut faire une interprétation beaucoup plus freudienne de la chose. Pour moi, on peut remonter jusqu'à la petite enfance, aux premiers pas dans le système éducatif. La maîtresse, facilement assimilable au manager d'équipe, distribue les bons et les mauvais points et surtout, a le pouvoir d'isoler du reste de la classe l'élément perturbateur : la honte suprême pour tout enfant ! Une honte si forte qu'elle créera un fort traumatisme et une peur instinctive de tout signe avant-coureur d'une potentielle exclusion du groupe, CQFD.
Bien sûr, quand j'ai fait part de mes conclusions de psychologue de bas étage à Karim qui gère une équipe de six personnes, il a haussé les sourcils et m'a souri : on lui avait déjà fait remarqué que le rôle de manager était équivalent à celui d'un père de famille nombreuse. Je ne sais pas trop quoi en penser mais je me suis dit que Freud aurait pu écrire encore plus de bouquins s'il s'était plus penché sur le monde du travail.
Le lendemain, Louise a eu la surprise de recevoir un e-mail de son manager, un long e-mail qui reprenait dans le détails l'échange qu'ils avaient eu la veille. Je ne lui ai évidemment pas dit de se méfier même si on sait pertinemment en RH qu'un manager qui écrit est un manager qui prend ses précautions. Je lui ai juste conseillé de répondre à l'e-mail et d'expliquer par écrit son point de vue afin d'affirmer une nouvelle fois sa motivation, son bien-être et son attachement à son poste actuel.
En fin de compte, je ne pense pas que son manager voulait se débarrasser d'elle, Louise est une collaboratrice de trop bonne qualité pour être mise au rebut du jour au lendemain, j'imagine que son manager voulait juste s'assurer qu'on ne pourrait pas lui reprocher de ne pas avoir essayer d'accompagner les membres de son équipe dans leur évolution professionnelle (volonté peut-être fortement encouragée par la direction et les RH).