Les rayons du soleil donnaient à l'assemblée quelque peu morose un air champêtre et étrangement détendu. La brise bien qu'encore un peu vive annonçait un très beau printemps, sifflant gentiment dans les hautes branches, ne perturbant que très peu le discours du prêtre. Vraiment, si ce n'était pas pour enterrer M. Lejoit que nous avions été réunis ce matin-là, ça aurait pu être un chouette début de journée.
Je jetais un coup d'œil rapide à l'attroupement autour du trou : quelques vieilles biques en noir, deux vieux schnocks refoulant la naphtaline, trois ou quatre jeunes piquant du nez, pas grand monde en fin de compte. J'en étais même venu à me dire que ma boite avait eu raison de m'envoyer là, ne serait-ce que pour faire croire que M. Lejoit avait quelques amis.
Je jetais un coup d'œil rapide à l'attroupement autour du trou : quelques vieilles biques en noir, deux vieux schnocks refoulant la naphtaline, trois ou quatre jeunes piquant du nez, pas grand monde en fin de compte. J'en étais même venu à me dire que ma boite avait eu raison de m'envoyer là, ne serait-ce que pour faire croire que M. Lejoit avait quelques amis.
Voyez-vous, M. Lejoit était un collaborateur de ma banque, mort sur le champ d'honneur, foudroyé par une crise cardiaque mercredi dernier à la machine à café. Ce n'était pas un type très sociable si bien que personne n'avait exprimé le souhait d'assister à son enterrement, malgré le jour de congé gracieusement offert pour l'occasion. Je m'y suis donc collé (contraint et forcé, je l'admets).
« - Alors W. ? On est à la fraîche ?
- Grégoire ? m'étonnais-je à voix basse, mais qu'est-ce que tu fous là ? »
Grégoire m'expliqua qu'en apprenant la mort de M. Lejoit avec qui il avait travaillé par le passé, il avait demandé à ses supérieurs l'autorisation de se rendre à ses funérailles.
« - J'ignorais que vous étiez proches.
- Pas le moins du monde, c'était vraiment un sale con.
- Grégoire !
- Pas étonnant d'ailleurs qu'il n'y ait pas plus de monde ce matin. Et toi ? Qu'est-ce que tu fais là ?
- On m'a forcé, le DG a trouvé que ça ne serait pas bon pour l'image de la banque si personne ne venait la représenter. M. Lejoit a quand même travaillé 17 ans pour nous.
- Et la bonne poire de service est encore et toujours Eddy Westmacott. Tu ne t'en tires pas mal cette fois-ci, c'est une belle journée de printemps pour faire l'école buissonnière.
- Mon temps libre, je préfère le passer ailleurs que dans les cimetières.
- Je ne vois pas ce qu'il te faut, c'est fleuri, c'est tranquille, bucolique même...
- Mais toi, si tu ne pouvais pas le sentir, qu'est-ce que tu fous là ?
- Jour de congé gratos ? Tu crois que j'allais laisser passer ça ?
- Tu ne bosses même pas pour notre boite, lui fis-je remarquer.
- Mais ta boite fait partie d'un groupe très généreux. Ils ont accepté de me filer ma journée pour venir.
- C'est surtout un groupe très crédule, ils ont même crus que tu avais un cœur.
- Bon, on sert deux ou trois paluches, on dit combien nous regretterons ce con de Lejoit et on se tire d'ici. T'as des plans pour cette après-midi W. ?
- Ben, je comptais retourner bosser...
- Quel fayot ! T'as vraiment dû te faire martyriser à l'école toi ! »
Nous suivîmes le programme de Grégoire à la lettre, la famille endeuillée remercia chaleureusement notre présence et nous filâmes en catimini nous installer sur la terrasse du bar PMU du coin.
« - Je n'en reviens pas que tu aies dragué la nièce de Lejoit, fis-je remarquer à Grégoire. Tu n'as aucune pudeur.
- Elle t'as parue choquée à toi ? Elle m'a refilé son numéro en moins de 10 minutes ! Si ça ne l'a pas dérangée elle, je ne vois pas pourquoi tu serais choqué.
- Pas faux.
- Il faut juste savoir profiter du moment présent Westmacott. On vient d'enterrer un mec d'à peine 55 ans ce matin, ça devrait te faire cogiter ça, non ? Carpe Diem, le temps qui file et toutes ces conneries, ça ne te vient pas à l'esprit quand on fout un autre que toi entre quatre planches de sapin ?
- Et le respect du défunt ?
- A la mémoire de M. Lejoit, dit-il en levant son verre, collaborateur émérite de ta boite de merde qui s'est sentie obligée d'envoyer un émissaire des RH pour la représenter, que c'est triste.
- A M. Lejoit.
- Faux cul, va ! Je suis sûr que tu ne connais même pas son prénom.
- Je ne pouvais pas le blairer non plus », reconnus-je avant d'engloutir une grande rasade de bière bien fraîche.
En fait, nous avons passé une après-midi plutôt agréable en soi. Nous avons, il est vrai, écumé plusieurs bars mais sans jamais exagérer sur les quantités d'alcool (enfin, pas d'après le peu que je me souvienne). Bien sûr, la mort récente de M. Lejoit nous a régulièrement entraîné sur des sujets déprimants et nous a fait jurer à plusieurs reprises de bien profiter de la vie (tout en maudissant nos entreprises respectives).
Le lendemain, un mal de crâne lancinant me faisait regretter le déroulement de ma journée de repos.
« - T'as une sale gueule, me fit remarquer Patricia avec son amabilité habituelle. C'était si difficile que ça l'enterrement de Lejoit ?
- Bof,
- T'as a intérêt à être d'attaque ce matin, le boss veut que tu trouves rapidement un remplaçant pour Lejoit.
- Un remplaçant ?
- Ben oui, tu croyais quoi ?
- C'est... c'est...
- Ô ça va, nous fais pas ta chialeuse. C'était pas une si grande perte que ça le père Lejoit je te rappelle. »
C'est idiot à dire, mais bien que j'ai été à son enterrement, ce n'est qu'à ce moment précis que j'ai vraiment réalisé le caractère définitif ce qui s'était passé la semaine dernière.
M. Lejoit, j'ai vu son cercueil de mes propres yeux mais il m'a fallu avoir entre les mains le formulaire ouvrant son remplacement au sein de notre entreprise pour réellement concevoir sa mort. Evidemment, la banque continuerait à vivre sans lui (peut-être même mieux aux dires de ses responsables), M. Lejoit et sa mort tragique à la machine à café seront vite oubliés en fin de compte (enfin, pas pour Mlle Beccolini qui l'a retrouvé dans une marre de café froid, je ne crois pas qu'elle sera prête de les oublier). Si vous trouvez que nous sommes bien peu de choses, dites-vous que dans le monde impitoyable de l'entreprise, c'est encore pire : un rouage, aussi gros soit-il, ça se remplace rapidement.
Je n'aime pas l'admettre mais dans le fond, c'est Grégoire qui a raison. Il profite du système, à grappiller des jours de congé en prétextant présenter ses derniers hommages à un macchabée. Ces quelques bières et ce numéro de téléphone échangé sont bien peu mais c'est toujours ça de pris et peut-être qu'il sera celui d'entre nous qui aura le moins de regret quand une attaque cardiaque nous terrassera à la machine à café du bureau...
Comme disait Ronsard : «Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie ».
Tant que ce n'est pas des pissenlits...