entrée en matière

"Bonjour, Edouard W. des Ressources Humaines"

Ce que j'aime avec cette entrée en matière, c'est qu'elle a le don de refroidir quelque peu l'atmosphère : le sourire de mon interlocuteur se fige, les discussions autour de moi se tassent et j'ai légère mais nette impression d'être perçu comme un membre de la Stasi en train de prendre des notes. Moi, la méfiance qu'inspire ma fonction ne me dérange pas (au contraire !). Et puis, vous savez, en tant que RH, on en voit de toutes les couleurs, il y a de quoi rigoler tous les jours (ou bien pleurer parfois). Ce blog est une manière pour moi de partager toutes ces anecdotes et mes réflexions sur l'une des fonctions les plus dénigrées du monde de l'entreprise.

lundi 10 octobre 2011

Tu seras nécrologue mon fils !


Vous êtes-vous déjà demandé qui se cachait derrière ces discours particulièrement barbants dont nous assènent les grands patrons aux pots de départ de leurs plus éminents sous-fifres ? Moi, j'ai eu la réponse la semaine passée.

Alors que l'un des directeurs de notre banque part à la retraite d'ici un mois, mon Responsable s'est approché de moi afin d'obtenir quelques informations biographiques sur son compte. L'idée était de fournir de la matière première au PDG afin qu'il puisse, lors du pot de départ, nous servir en plus des petits fours habituels une petite biographie pas piquée des hannetons. Moi, recruteur chevronné, je lui sors le CV du directeur en question puis reprends mes activités normales (pour un RH, c'est tout de même l'outil biographique par excellence). Mon Responsable semblait plutôt circonspect, il resta à mes côtés sans ajouter un mot.
« - Avez-vous besoin d'autre chose ? lui demandais-je alors.
- Vous ne pourriez pas me donner un document Word plutôt ?
- Vous le voulez sous format électronique ?
- Non, le Président préférait quelque chose de plus … rédigé.
- Rédigé ?
- Oui, un petit texte quoi.
- Un petit texte ? dis-je, je ne suis pas sûr de comprendre.
- Il ne veut pas un CV, je lui ai déjà fourni un.
- Qu'est-ce qu'il veut alors ?
- Vous êtes idiot ou vous le faites exprès ? Il veut une biographie clé-en-main, il m'a même demandé de faire un peu d'humour et de rajouter des anecdotes personnelles sur son compte.
- Il veut qu'on lui rédige son petit speech en fait.
- Bingo !
- Et c'est moi qui m'y colle ?
- Super bingo ! Vous voyez quand vous voulez, vous comprenez. Je le veux pour ce soir. N'oubliez pas : personnalisé, drôle et un peu pète-sec, il faut qu'on aie l'impression que ce soit le Président l’auteur.
- Ne vous inquiétez pas, j'ai suffisamment assisté à ces discours à la noix pour connaître son style. »

J'ai appris par la suite que le PDG avait, comme à l'accoutumé, demandé à son adjoint de rédiger ce petit speech. Son adjoint, comme d'habitude, avait demandé à son assistante de s’en charger. Mais celle-ci étant particulièrement novice, elle ne sut pas par quel bout commencer, elle s'adressa donc au Secrétaire général. Ce dernier, n'étant pas du genre à s'embarrasser de tâches aussi ingrates, s'est empressé de la transmettre au DRH qui, par le biais d'une inébranlable chaîne de défection, l'a déléguée au Responsable RH qui me l'a remise entre les mains. C'est ainsi que je sus que tout le monde détestait écrire ces biographies rébarbatives que l'on nous sert aux pots de départ (enfin, aux pots de départ des personnes importantes, je ne crois pas que le Président se donnerait la peine de dire un mot ou même de se déplacer si jamais je quittais sa merveilleuse entreprise).

Je me suis donc retrouvé face à la page blanche avec comme seule aide une saloperie de CV si ancien qu'il avait été tapé à la machine. Mes ambitions d'écrivain furent donc mises à rude épreuve ! Quelques coups de fils bien dirigés (mais discrets !) me permirent de récupérer une ou deux anecdotes potentiellement utilisables. Il va sans dire que j'ai décidé de passer sous silence ses histoires de coucherie avec sa secrétaire, deux stagiaires à peine majeures et le mec qui distribue le courrier, ça ne collait pas assez avec le style habituel du PDG. Par contre, il est vrai que je me suis tâté assez longtemps sur l'anecdote concernant l'une des soirées du personnel particulièrement arrosée durant laquelle il a fini à moitié à poil dans la Seine. Mais, tel un journaliste du 20h, je me suis dit que l'autocensure serait une façon comme une autre de préserver ma carrière.

Sur le moment, la comparaison avec un journaliste du 20h n’était pas si évidente à mes yeux. J’avais plutôt l’impression d’être un pisse-copie employé par la gazette du village, obligé d’écrire la nécrologie de la vieille dame qui tenait lieu de bibliothécaire et qui sentait le pipi. J'ai vaguement essayé de faire sortir une ligne directrice à sa longue carrière, comme s'il était nécessaire de donner un sens à cette accumulation d'expériences professionnelles, comme si son départ en retraite était arrivé au terme d'un parcours bien rempli et que rien ne serait regretté. Par contre, je me suis vite rendu compte qu’il ne servait à rien d'essayer d'émouvoir l'auditoire, les émotions n'ont pas leur place dans le monde de l'entreprise. Vous pouvez partir à la retraite la fleur au dentier, on ne vous pleurera pas trop longtemps !
En fin de compte, un pot de départ, c'est comme un enterrement sauf que le principal intéressé est encore là pour boire un coup.

J'ai donc fini par pondre un petit texte insipide qui tenait plus de la nécrologie consensuelle que de la déclaration bourrelée de remerciements qu'on aimerait tous entendre après une vingtaine d'année sacrifiée à une entreprise. Elle a néanmoins satisfait mon boss qui a ajouté sa touche personnelle afin de la revendiquer sienne et qui l'a rendue au DRH qui, par la suite, se l'est largement attribuée en la remettant au Secrétaire général. Ce dernier, plus honnête, l'a remise à l'assistante de l'adjoint du Président sans préciser qui en était l'auteur. Celle-ci étant plus jeunette, elle l'a transférée à son tour à son supérieur en précisant bien que le Secrétaire général l'avait écrite, information inutile puisqu'elle disparut une fois la biographie remise entre les mains du Président (qui de toute façon, s'en foutait éperdument).

Le petit discours eut l'effet escompté : toutes les personnes présentes s'ennuyaient ferme tout en feignant de ne pas loucher sur le buffet et les bouteilles de champagne. Enfin, c'est ce que j'imagine puisque je n'ai même pas été convié à la petite sauterie (je m'en fous, j'aime pas les « au revoir »). Ce qui m'a le plus touché ce fut que le Président trouva le speech à son goût et qu'il demanda à ce que toutes les prochaines biographies soient écrites par la même personne. Quelle chance !

La prochaine fois que vous serez obligé d'écouter une de ces biographies à trois sous et que vous vous demanderez qui est donc capable d'écrire un speech aussi douceâtre, qui s'est amusé à chercher des informations aussi inintéressantes et qui a pu se croire drôle en débitant ces jeux de mots faciles et téléphonés, pensez au type qui se trouve tout au bout de la chaîne de délégation, ce pauvre gars qui ne demandait rien à personne qui s'est retrouvé propulsé « nécrologue » officieux de l'entreprise.

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