entrée en matière

"Bonjour, Edouard W. des Ressources Humaines"

Ce que j'aime avec cette entrée en matière, c'est qu'elle a le don de refroidir quelque peu l'atmosphère : le sourire de mon interlocuteur se fige, les discussions autour de moi se tassent et j'ai légère mais nette impression d'être perçu comme un membre de la Stasi en train de prendre des notes. Moi, la méfiance qu'inspire ma fonction ne me dérange pas (au contraire !). Et puis, vous savez, en tant que RH, on en voit de toutes les couleurs, il y a de quoi rigoler tous les jours (ou bien pleurer parfois). Ce blog est une manière pour moi de partager toutes ces anecdotes et mes réflexions sur l'une des fonctions les plus dénigrées du monde de l'entreprise.

lundi 2 juillet 2012

Et surtout, bonne continuation !

Visiblement, démissionner est une des expériences les plus exaltantes que l'on puisse être amené à vivre. A en croire les différents collaborateurs qui se sont présentés à moi avec un sourire béat et une expression d'euphorie limite orgasmique, déposer sa lettre de démission est un bonheur digne des hédonistes les plus délurés.

Malheureusement, cette expérience m'est tout compte fait assez rarement arrivée. Mes contrats sont arrivés à leur terme, j'ai été licencié (pour raison économique, je précise), j'ai même rompu une période d'essai mais je n'ai jamais réellement quitté un job (enfin, le temps où j'étais caissier à Auchan ne compte pas). Et je sens que cette expérience me manque, je sens que, pour le moment, je suis passé à coté de quelque chose dans ma vie professionnelle, quelque chose qui me permettrait d'être pleinement connecté avec ces gugusses qui me serrent la main chaleureusement et à qui je dis à tous sans exception : « Et surtout, bonne continuation ! »

Certains de mes amis de bar ont connu ce plaisir immense, certains plus que d'autres d'ailleurs. Béatrice est évidemment celle à qui cela est le plus arrivé.
« - En fait, parfois, tu ressens un tel sentiment de libération, décrivit-elle quand je l'interrogeais sur la question. Tu as presque l'impression de frôler le Nirvana. Par contre, ce n'est pas une sensation qui dure très longtemps.
- Pourquoi donc ?
- Ensuite vient l'angoisse. Tu sais ce que tu quittes, mais tu ne sais jamais ce que tu vas avoir. En plus, à partir du moment où tu as déposé ta démission, tu te rends compte que tout ce qui t'entoure, tout ce faisait ton quotidien, fait désormais partie du passé.
- En fait, tu deviens nostalgique ? demanda Louise qui, elle non plus, n'avait jamais démissionné.
- C'est plus que nostalgique, c'est presque mélancolique, tu ressens du spleen. Tu as l'impression que tout ce qui t'entoure est mort en fin de compte. Tous ces collègues avec qui tu avais sympathisé, qui n'étaient pas forcément devenus tes amis et lesquels, tu le sais pertinemment, tu ne reverras jamais. Ces petites choses du quotidien qui sont si rassurantes, le café, la pause-clope, les réunions, c'est fini ! Et même s'il y en a encore, ce n'est pas vraiment la même chose puisque tu t'en vas.
- Comme une petite mort. Je n'avais jamais vu ça sous cet angle.
- Les personnes que tu as à peine côtoyées gagnent de l'attrait à tes yeux puisque tu sais que tu ne les reverras plus jamais, et comme tu ne fais plus partie de leurs relations professionnelles, ils deviennent plus amicaux, plus sociables. Et là, ça t'arrive même de regretter de partir.
- Mais le moment où tu présentes ta démission à ton boss ?
- Ca, c'est le meilleur, surtout si tu ne peux pas encadrer ton boss. C'est un sentiment décuplé si tu sais qu'il est dans la merde sans toi. Puis, petit à petit, tu te détaches, tout à moins d'importance. Et même les plus gros chieurs de monde semblent se perdre dans le brouillard. Tu as raison, c'est une petite mort. Partir, c'est mourir un peu, non ? Et bien là, avec ton préavis, c'est comme si tu te savais condamné, plus rien n'a vraiment d'importance, tu as même envie de faire la paix avec ceux qui t'ont tant cassé les pieds. »

J'essayai vaguement de visualiser la situation pour moi-même. Je savais que mes petits tracas quotidiens prendraient une autre dimension si je démissionnais, même ma collègue Patricia qui tape tant sur le système aurait bien des difficultés à me rendre la vie impossible si jamais je déposais mon préavis.
« - Ca doit être exaltant...
- J'ai vu un documentaire sur les transes des moines tibétains une fois, ça y ressemblait un peu. Toutes proportions gardées, bien sûr. »

Après ce bref échange d'expériences, un sentiment étrange m'envahit tout le reste de la soirée. Tel un navigateur fanatique qui, dans une taverne sans nom des faubourgs de Jakarta, a vaguement entendu parler d'un Eldorado vierge et ruisselant d’or et d’opales, une idée fixe s’était incrustée dans mon esprit : j'avais envie de goûter à cette sensation tant exotique qu’extasiante, je voulais moi aussi me soûler à cet hydromel si libérateur, de vivre l’expérience professionnelle ultime, j'avais envie de démissionner.

J’imaginais déjà le visage décomposé de mon responsable me suppliant à genoux de revenir sur ma décision, me proposant de réévaluer mon salaire ou de me nommer Adjoint. Je voyais également le visage rongé par la jalousie de ma collègue, les yeux dévorés par la haine et la convoitise et la tête résonant de cette question si cruelle « Pourquoi lui et pas moi ? ».
Je voulais organiser un pot de départ et inviter tous les collaborateurs de mon entreprise tout en espérant que la majorité d’entre eux ne se déplace pas.
Je visualisais déjà mon discours d’adieu, officiel, rond et consensuel. Et je visualisais un autre discours intime, sulfureux, sans détour, sans compromis, sans pitié, un discours qui réglerait toutes mes ardoises, un discours que je ne lirais qu’à mes compagnons de galère dans le troquet situé en face, parterre trié sur le volet de fidèles parmi les fidèles, pessimistes, mauvais et avides de m’imiter.
Je convoitais le coffret cadeau peu original (un dîner à deux, une dégustation de vin ou encore une nuit dans un tipi) que je déballerais devant tous tout en exprimant avec peu de conviction ma surprise et ma joie.
Puis il y avait ce dernier jour, le plus savoureux, celui des au revoirs et des adieux, celui où l’on solde sa carte de cantine et où, à chaque « à demain » prononcé, vous répondez un sourire irrépressible en coin « Ha non, pas à demain, c’est mon dernier jour ».


Et surtout, surtout, je voulais être celui à qui l’on dit sans trop y croire « bonne continuation ».

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